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16 novembre 2010 par AL Laisser une réponse »

on ne délire pas sur papa-maman, on délire le monde. L’Abécédaire, Gilles Deleuze

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Steve Reich, 2009, 52mn, ARTE F

Très cher père,
Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habitude, je n’ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m’inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. Et si j’essaie maintenant de te répondre par écrit, ce ne sera encore que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension.


L’âge des ténèbres, Denys Arcand, Canada – 2006 – 111mn

En ce qui te concerne, les choses se sont présentées très simplement, du moins pour ce que tu en as dit devant moi et, sans discrimination devant beaucoup d’autres personnes. Tu voyais cela à peu près de la façon suivante : tu as travaillé durement toute ta vie, tu as tout sacrifié pour tes enfants, pour moi surtout ; en conséquence, j’ai « mené la grande vie », j’ai eu liberté entière d’apprendre ce que je voulais, j’ai été préservé des soucis matériels, donc je n’ai pas eu de soucis du tout ; tu n’as exigé aucune reconnaissance en échange, tu connais « la gratitude des enfants », mais tu attendais au moins un peu de prévenance, un signe de sympathie ; au lieu de quoi, je t’ai fui depuis toujours pour chercher refuge dans ma chambre, auprès de mes livres, auprès d’amis fous ou d’idées extravagantes ; je ne t’ai jamais parlé à coeur ouvert, je ne suis jamais allé te trouver au temple, je n’ai jamais été te voir à Franzensbad, d’une manière générale je n’ai jamais eu l’esprit de famille, je ne me suis jamais soucié ni de ton commerce, ni de tes autres affaires, j’ai soutenu Ottla dans son entêtement et, tandis que je ne remue pas le petit doigt pour toi (je ne t’apporte même pas un billet de théâtre), je fais tout pour mes amis.


Au lendemain de la mort de sa femme, un homme se révèle incapable de surmonter son chagrin.
Believe, Paul Wright, Royaume-Uni, 2009, 35 mm, 20mn

Si tu résumes ton jugement sur moi, il s’ensuit que ce que tu me reproches n’est pas quelque chose de positivement inconvenant ou méchant (à l’exception peut-être de mon dernier projet de mariage), mais de la froideur, de la bizarrerie, de l’ingratitude. Et ceci, tu me le reproches comme si j’en portais la responsabilité, comme s’il m’avait été possible d’arranger les choses autrement ― disons en donnant un coup de barre ―, alors que tu n’as pas le moindre tort, à moins que ce ne soit celui d’avoir été trop bon pour moi. Franz Kafka, Lettre au mon père, 1919.

NB: A la fin de cette lettre, on peut y découvrir un message d’espoir; en effet, Kafka écrit qu’il espère que cette lettre va les apaiser et leur « rendre à tous deux la vie et la mort plus faciles.

PS: Je t’aime…

Références :
Librairie immateriel
Corps-sans-organes
Pierre-André Boutang

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