Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. Charles Baudelaire
Anonyme, Photographie spirite (homme debout en extérieur et spectre d’Indien) vers 1910, épreuve argentique, H. 0.14 ; L. 0.098, musée d’Orsay, Paris, France
Nous avions atteint le sommet du rocher le plus élevé. Le vieux homme, pendant quelques minutes, sembla trop épuisé pour parler.
— Il n’y a pas encore bien longtemps, — dit-il à la fin, — je vous aurais guidé par ici aussi bien que le plus jeune de mes fils.

Mais, il y a trois ans, il m’est arrivé une aventure plus extraordinaire que n’en essuya jamais un être mortel, ou du moins telle que jamais homme n’y a survécu pour la raconter, et les six mortelles heures que j’ai endurées m’ont brisé le corps et l’âme. Vous me croyez très-vieux, mais je ne le suis pas.

Il a suffi du quart d’une journée pour blanchir ces cheveux noirs comme du jais, affaiblir mes membres et détendre mes nerfs au point de trembler après le moindre effort et d’être effrayé par une ombre. Savez-vous bien que je puis à peine, sans attraper le vertige, regarder par-dessus ce petit promontoire.

Le petit promontoire sur le bord duquel il s’était si négligemment jeté pour se reposer, de façon que la partie la plus pesante de son corps surplombait, et qu’il n’était garanti d’une chute que par le point d’appui que prenait son coude sur l’arête extrême et glissante, — le petit promontoire s’élevait à quinze ou seize cents pieds environ d’un chaos de rochers situés au-dessous de nous, — immense précipice de granit luisant et noir.

Pour rien au monde je n’aurais voulu me hasarder à six pieds du bord. Véritablement, j’étais si profondément agité par la situation périlleuse de mon compagnon, que je me laissai tomber tout de mon long sur le sol, m’accrochant à quelques arbustes voisins, n’osant pas même lever les yeux vers le ciel. Je m’efforçais en vain de me débarrasser de l’idée que la fureur du vent mettait en danger la base même de la montagne. Il me fallut du temps pour me raisonner et trouver le courage de me mettre sur mon séant et de regarder au loin dans l’espace.
Une descente dans le maelstrom, Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, traduction Charles Baudelaire, 1869.

Illustrations de Harry Clarke
Faut-il partir ? Rester ? Si tu peux rester, reste ; Pars, s’il le faut… Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille ! Charles Baudelaire
Références:
Ratiocination
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